Entretien avec le Professeur Vincent Michel, Expert auprès des Douanes Françaises en matière de lutte contre le trafic de biens culturels
Propos recueillis par Monsieur Ghenadie Radu, Docteur en droit, ALTAPRISMA (formations douane et commerce international), Membre bienfaiteur de l’AIDF
Paris, le 8 mars 2025
Dr Ghenadie Radu : Merci d’avoir trouvé le temps de m’accorder cet entretien. Pourriez-vous vous présenter brièvement, s’il vous plaît ?
Pr Vincent Michel : Comme archéologue et orientaliste, je partage mon temps depuis 30 ans entre l’enseignement à l’Université de Poitiers comme Professeur d’archéologie orientale, la recherche scientifique et le travail de terrain dans la région du Moyen-Orient et Afrique du Nord (MENA), l’expertise judiciaire et la sensibilisation des publics. Je mène des fouilles dans les territoires palestiniens depuis 1994 et me suis engagé dans des nombreuses missions en Jordanie, en Irak, en Syrie et au Liban. Parallèlement au Proche-Orient, je travaille en Libye depuis 2001 et dirige la mission archéologique française depuis 2011. L’augmentation des pillages et des destructions dans les zones en conflit m’ont conduit à m’impliquer, surtout à partir de 2012, dans la lutte contre le trafic illicite des biens archéologiques d’Orient. J’enseigne cette thématique depuis 2015 dans plusieurs Universités et Ecoles, notamment à l’Université de Poitiers, à Sciences-Po Paris, à l’Institut Catholique de Paris, à l’École du Louvre, etc. Je n’ai connu la Douane qu’à cette époque, lors d’une affaire portant sur des biens culturels libyens. Depuis, des liens se sont noués et j’interviens régulièrement dans la formation continue des douaniers à l’École Nationale des Douanes (Tourcoing), ainsi qu’à Roissy et suis régulièrement sollicité par la Direction Nationale du Renseignement et des Enquêtes Douanières (DNRED) pour des expertises. J’ai participé aux formations pilotées par l’Organisation Mondiale des Douanes (OMD) sur le trafic des biens culturels. Avec une approche transversale et interdisciplinaire, j’interviens dans la formation des magistrats à l’Ecole Nationale de la Magistrature (ENM) aux côtés de l’Office Central de Lutte Contre le Trafic des Biens Culturels (OCBC).
Les chantiers archéologiques sont des moments privilégiés pour sensibiliser des populations locales. Outre les forces d’enquête, il m’importe de m’engager auprès d’organisations internationales comme consultant-expert à l’Organisation des Nations Unies pour l’Éducation, la Science et la Culture (UNESCO), comme coordinateur de la Liste Rouge sur la Libye pour le Conseil International des Musées (ICOM). Je suis à l’initiative de la première exposition française sur la lutte contre le trafic des biens culturels au musée du Louvre (2021-2022) en collaboration avec les Douanes, où ont été présentés des objets saisis dans des informations judiciaires en cours. À l’Université de Poitiers, j’organise régulièrement des événements scientifiques internationaux, rassemblant les principaux acteurs de la lutte contre le trafic illicite des biens culturels. Plus récemment, la création de la CelTrac (Cellule de recherche sur la lutte contre le trafic des biens culturels), rattachée au laboratoire d’Hellénisation et Romanisation dans le Monde Antique (HeRMA) de l’Université de Poitiers, permet d’associer la recherche scientifique au profit des forces d’enquête et de la justice. Le principal défi est la lutte contre l’ignorance tout en étant plus créatif et mobilisé que les trafiquants !
Dr Ghenadie Radu : Fait bien connu, le trafic de biens culturels génère des sommes colossales. Il est souvent placé au 3e rang mondial, juste après le trafic d’armes et de drogue. Que devrions-nous entendre exactement par « trafic de biens culturels » ?
Pr Vincent Michel : On peut entendre par « trafic des biens culturels » l’importation, l’exportation et le transfert de propriété illicite de biens culturels, c’est-à-dire d’objets protégés en raison de leur rapport avec la culture et le patrimoine des civilisations passées et existantes, car ils présentent un intérêt archéologique, historique, préhistorique, littéraire, artistique ou scientifique définis par chaque État. Ce trafic spécifique concerne donc l’ensemble des pratiques illégales (vol, escroquerie, blanchiment, recel, fausse ou absence de déclaration à l’import comme à l’export, fouille illicite, contrefaçon, etc.) relatives aux biens culturels matériels (une peinture, une chaise de designer, un livre rare, etc.) et immatériels (une musique, un film, etc.). Les œuvres d’art pillées sur des terrains de guerre et soupçonnées de financer des réseaux criminels sont appelés communément « antiquités du sang ».
Il est difficile d’évaluer avec précision le trafic illicite des biens culturels, notamment archéologiques, mais je pense qu’on peut toutefois en mesurer l’ampleur par l’utilisation rigoureuse de trois critères : le pillage, les ventes sur Internet et les saisies.
1. Le pillage : la veille documentaire et les photos satellitaires sont un bon moyen de constater les nombreuses destructions et les fouilles clandestines. Cela permet d’identifier les activités de pillage à grande échelle et les dommages causés au paysage archéologique, en particulier dans les zones de conflit : le point de départ du trafic illicite des biens archéologiques est la fouille clandestine, dont on mesure sans cesse l’ampleur dans tous les sites éventrés, traversés par des bulldozers, par les trous béants laissés par les pilleurs ; tous ces milliers de mètres cubes de terre qui ont été déplacées, tamisées à la recherche d’objets. Que sont-ils devenus ? Est-on en capacité de les reconnaitre quand ils arrivent et circulent sur le marché de l’art légal ? Selon les pays, le pillage n’est pas partout aussi spectaculaire, mais il est bien là. Selon l’association « Halte au pillage du patrimoine archéologique et historique », on estime à 520 000 objets pillés chaque année rien qu’en France.
2. La vente sur Internet : de toute évidence, les objets ainsi pillés sont blanchis avec une apparente légalité et tentent ensuite de trouver leur chemin vers des acheteurs potentiels par le biais des canaux traditionnels ou des marchés en ligne. Il suffit d’aller sur Internet pour constater le nombre exponentiel de sites marchands et de ventes d’objets. Cela montre bien qu’à l’échelle de la planète, il y a une réelle prise de conscience de la valeur marchande de tout objet archéologique dont l’acquisition (notamment par l’utilisation de détecteurs de métaux), comme la vente, sont facilitées et aggravées par Internet qui permet de transformer n’importe quel individu en pilleur potentiel. Sur Internet, la grande majorité des objets proposés à la vente sont sans provenance ou ayant une provenance imprécise ou douteuse.
3. Les saisies : les saisies internationales et nationales par les forces de l’ordre sont de plus en plus nombreuses et médiatisées. Elles permettent de cartographier les itinéraires et les régions du trafic illicite, entre les pays sources, les pays de transit, les pays destinataires, les typologies d’objets, les moyens d’acquisition, etc.
Ces trois critères réunis permettent, à eux-seuls, de dire qu’il s’agit actuellement d’un véritable fléau aggravé par les conflits, par les crises économiques et sociales, par la recherche de financement illégaux alternatifs, tant par les organisations criminelles que par la petite délinquance.
Dr Ghenadie Radu : Existe-t-il un cadre juridique international permettant de lutter contre le trafic de biens culturels ?
Pr Vincent Michel : Il existe un cadre juridique international efficace qui ne demande qu’à être appliqué pour lutter contre le trafic illicite des biens culturels. Il se compose de plusieurs conventions, émanant principalement de l’UNESCO, de Résolutions issues de l’ONU et de réglementations européennes, visant à prévenir le vol, le pillage, les mouvements et la commercialisation illicites des œuvres d’art et des antiquités ainsi qu’à faciliter les restitutions aux propriétaires légitimes ou aux pays sources.
1. La Convention de l’UNESCO de 1970 concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l'importation, l'exportation et le transfert de propriété illicites des biens culturels. Elle invite les États parties à prendre des mesures pour contrer le trafic illicite des biens culturels. Cette convention pose un cadre commun concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l’importation, l’exportation et le transfert des biens culturels (convention ratifiée par la France en 1997). Elle vise donc expressément à prévenir le trafic illicite des biens culturels et à promouvoir leur restitution aux pays d’origine.
2. La Convention sur les biens culturels volés ou illicitement exportés, élaborée par l’Institut International pour l’Unification du Droit Privé (UNIDROIT) en 1995. Elle complète celle de l’UNESCO et offre un cadre juridique pour la restitution des biens culturels volés ou illégalement exportés. Elle prévoit un processus judiciaire permettant aux États de demander la restitution des objets culturels à leur pays d’origine, même si ces biens ont été acquis de bonne foi par l’acheteur. Elle compte aujourd'hui 48 États parties (non ratifiée par la France).
3. À l’heure où le patrimoine est la cible des conflits (Yémen, Gaza, Ukraine, etc.), la Convention de La Haye de 1954 traite de la protection des biens culturels en cas de conflit armé. Cette convention concerne la lutte contre le trafic illicite, notamment en interdisant la destruction, le vol, le pillage ou le détournement des biens culturels lors des conflits.
4. L’utilisation du patrimoine par l’État Islamique pour se financer a conduit le Conseil de Sécurité des Nations Unies à rédiger toute une série de résolutions contraignantes. Parmi celles-ci, la Résolution n°2199 (2015) traite de l’impact du commerce illicite des biens culturels dans les zones de conflit, notamment en Syrie et en Irak, et appelle à des mesures renforcées pour lutter contre ce commerce. Elle incite les États à prendre des mesures pour empêcher le financement de groupes terroristes via le trafic des biens culturels. La Résolution n°2347 (2017) du Conseil de Sécurité de l’ONU, quant à elle, condamne le trafic de biens culturels comme source de financement du terrorisme.
5. La thématique des trafics illicites de biens culturels est également prise en charge par une réglementation contraignante au niveau de l’Union Européenne (UE), qui vise à protéger à la fois le patrimoine des États membres et le patrimoine des pays tiers. S’agissant du premier point, l’UE a mis en place un système de licence à l’exportation afin d’éviter que des biens patrimoniaux d’importance ne quittent le territoire douanier de l’Union, sans le consentement préalable de l’État membre dont ils proviennent (règlement (CE) n°116/2009). La directive 2014/60/UE facilite par ailleurs la restitution des biens culturels entre les États membres. En ce qui concerne la protection du patrimoine des États hors de l’Union, le règlement (UE) 2019/880 renforce le contrôle des importations de biens culturels en provenance de pays tiers afin de lutter notamment contre les « antiquités du sang ».
Ces instruments juridiques sont soutenus par des efforts de coopération internationale entre les pays, ainsi que par des organisations internationales comme INTERPOL et l’OMD, ce qui permet de renforcer la surveillance et la prévention du trafic illicite des biens culturels. Leur efficacité dépend de la transposition dans le droit interne des États quand cela est nécessaire (ex. Convention UNESCO de 1970), de la coopération internationale et de l’engagement des acteurs du marché de l’art.
Dr Ghenadie Radu : Le plus souvent, le trafic de biens culturels sert à alimenter le marché international. Cela suppose le fait que les biens en question, issus des trafics divers et variés, doivent franchir les frontières étatiques. Dans ce contexte, quel rôle joue la Douane pour lutter contre le trafic de biens culturels ?
Pr Vincent Michel : Les Douanes, véritable « Police des marchandises », sont en première ligne pour contrôler le flux aux frontières (port, aéroport, points de passage routiers), pour empêcher l’exportation ou l’importation illégale et pour collaborer avec d’autres organismes comme l’OCBC et le ministère de la culture pour lutter contre ce commerce illégal. Vu l’importance des échanges, les Douanes assurent des contrôles ciblés des flux transfrontaliers pour détecter les biens culturels volés ou illicitement exportés et importés notamment de zones de conflit, de pillages ou provenant de blanchiment. Sur le sol français, elles peuvent mettre en œuvre des contrôles routiers inopinés, ce qui permet de surveiller la circulation des biens culturels et donc de contrer les mouvements illicites. Les biens culturels échappent en principe à la libre circulation des marchandises en France et dans l’UE. Par exemple, lors d’un contrôle à la circulation d’un automobiliste ayant dans son coffre des objets identifiés comme biens culturels, ce dernier est présumé être le légitime possesseur des dits-biens (art. 2276 du Code civil). Il faudra toutefois qu’il prouve qu’il en est le légitime propriétaire, s’apparentant ainsi à une inversion de la charge de la preuve qui s’avère particulièrement efficace, surtout en cas de biens pillés ! S’il n’est pas en mesure d’établir un justificatif dès la première réquisition (art. 215 ter, Code des Douanes), la contrebande est réputée et les biens seront consignés (art. 322 bis du même code) permettant de recourir à des experts qualifiés issus de la communauté des conservateurs et des chercheurs (art. 67 quinquies A, du même code).
La Douane veille aussi au respect des obligations incombant aux marchands d’œuvres d’art et d’antiquités en matière de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. C’est l’un des défis majeurs face à l’importance des objets illégaux circulant avec une apparente légalité, soit en raison de la transformation des objets les rendant difficilement détectables, soit en utilisant de faux documents.
Les Douanes sont un acteur essentiel dans la lutte contre le trafic illicite des biens culturels et disposent de services spécialisés comme la DNRED (qui recueille le renseignement, l’évalue, l’enrichit via des analyses et mène des enquêtes en vue de phase opérationnelles) et l’Office National Antifraude (ONAF), dont les officiers de Douanes judiciaires peuvent être amenés à travailler sur cette thématique. De plus en plus de douaniers sont intéressés par ce sujet et suivent la formation continue à Tourcoing, à Roissy ou à Lyon. Depuis 2024, la Douane renforce son dispositif avec un réseau régional de référents « biens culturels ». À l’international, la Douane Française peut également compter sur le réseau des attachés douaniers, ainsi que l’OMD qui a développé une plateforme d’échanges sécurisés appelée « ARCHEO », permettant l’échange d’informations et d’éléments de renseignement entre douaniers, mais aussi entre douaniers et experts faisant partie du réseau.
Dr Ghenadie Radu : Comment faire pour que la lutte des Douanes contre le trafic de biens culturels soit plus efficace ? Quelles seraient, selon vous, les actions à mettre en place ?
Pr Vincent Michel : Comme tout trafic, il faut des agents en nombre et bien formés. Il s’agit aussi de renforcer le nombre des enquêteurs déjà spécialisés dans le domaine des biens culturels au sein de la DNRED et des services régionaux d’enquête, de sensibiliser et former davantage l’ensemble des douaniers à la thématique du trafic illicite d’objets archéologiques, mais aussi aux techniques de prise de photos, à la manipulation des objets et à l’utilisation des listes existantes comme celle des « Biens Volés » d’INTERPOL ou les « Listes Rouges » du Conseil International des Musées (ICOM). Il faudrait aussi que les douaniers intègrent davantage la recherche de biens culturels dans leurs enquêtes intéressant d’autres trafics. À l’occasion de visite domiciliaire, une infraction ou un circuit de blanchiment d’argent peut se cacher derrière un objet archéologique qu’il s’agit donc d’identifier. On devrait aussi sensibiliser et former davantage les magistrats à juger ce type d’infractions.
Plus globalement, il y a une réelle nécessité de repenser la manière dont sont traitées les infractions liées aux biens culturels. Enfin, une des solutions efficaces est de renforcer le binôme « enquêteurs-sachants », en créant des liens académiques et scientifiques entre les deux mondes, en bâtissant un réseau de scientifiques aisément mobilisables. Il s’agit de partir de ce dont les douaniers ont le plus besoin : une expertise scientifique sous la forme d’abord d’identification de l’objet comme « bien culturel », puis sous la forme d’analyse avec des sujets ciblés et une veille documentaire réalisés par des chercheurs spécialisés en archéologie et en histoire de l’art.
Le mot de la fin
Pr Vincent Michel : Face aux preuves de destructions, de pillages, de vols, face aux données fiables issues de rapports et d’études scientifiques, il n’est plus possible d’ignorer ou de sous-estimer l’ampleur du trafic illicite de biens culturels. La lutte contre le vol et le pillage consiste d’abord dans la documentation des collections, la sécurisation des sites archéologiques et des musées, puis dans la mobilisation des enquêteurs sur ce type de délinquance. Lutter contre le trafic, c’est-à-dire contre la circulation de l’objet illégal depuis son extraction (vol ou pillage) à sa vente via tout un processus de circulation illicite et de blanchiment plus ou moins élaboré, est pernicieuse et difficile ; cette lutte ne peut se faire sans l’action du chercheur aux côtés des Douanes. C’est un défi que nous devons relever et qui nécessite une coordination étroite entre tous les acteurs, condition sine qua non du succès !
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