Entretien avec Monsieur Loïc POISOT, Cofondateur et Président de CustomsBridge.
Propos recueillis par Monsieur Ghenadie RADU, Dr en droit, Altaprisma.
Paris, le 1er décembre 2022
Altaprisma : Merci d’avoir trouvé le temps de nous accorder cet entretien. Pourriez-vous vous présenter brièvement, s’il vous plaît ?
Mr. Loïc POISOT : Je suis le président et co-fondateur de CustomsBridge. Notre entreprise se focalise sur la simplification des sujets douaniers. En effet, nous avons remarqué qu’il était difficile de comprendre quelles règles s’appliquaient à quels produits, et nous avons mis en œuvre les dernières technologies pour apporter une solution à ce problème.
À titre personnel, j’ai beaucoup évolué dans le domaine de l'informatique, notamment dans de grands groupes, tels qu'IBM, à la suite de quoi j’ai eu la chance de pouvoir intégrer un générateur de startups nommé Alacrité et rencontrer la personne à l’origine de l’idée de CustomsBridge, Olivier MARTINOT. C’est lui qui m’a convaincu de l’importance des sujets douaniers et de l’impact que les nouvelles technologies pouvaient avoir. Je suis donc relativement nouveau dans le domaine, néanmoins, extrêmement impliqué au sein de la communauté douanière.
Altaprisma : Ces derniers temps, l’intelligence artificielle (IA) commence à toucher de plus en plus de domaines. Récemment, un dossier entier a été consacré par la Revue « Science & Vie » à la question de l’IA (n°1255, avril 2022). Selon cette source,
- l’IA administre les inscriptions aux régimes de soins (Etats-Unis / depuis 2010) ;
- prévient les pics de pollution (Chine / depuis 2014) ;
- analyse la salubrité des habitations (Etats-Unis / depuis 2017) ;
- cible les zones à risque en matière de sécurité (Suisse / depuis 2019) ;
- joue le rôle de procureur dans certaines affaires (Chine / depuis 2020) ;
- optimise le trafic aérien et aide à traquer les fraudes fiscales (France /depuis 2021).
Toujours selon la même source, les auteurs de cette revue spécialisée se demandent si un jour l’IA pourrait remplacer les politiques, car incorruptible, rationnelle et stratège ? Nous sommes très probablement au début d’une révolution technologique considérable, qui risque de changer en profondeur le fonctionnement de nos sociétés actuelles.
Comment est née l’idée de « marier » l’IA et la matière douanière ? Des initiatives comparables commencent-elles à émerger ailleurs qu’en France ?
Mr. Loïc POISOT : Avant de répondre directement aux questions posées, je me permets de rebondir sur le mythe de l’IA. On en entend souvent parler, mais à ce jour, il n’existe pas UNE IA générale. Nous en sommes même encore très loin. Certains systèmes imitent le fonctionnement du cerveau avec des réseaux neuronaux, et malgré la taille de plus en plus importante et l’architecture toujours plus compliquée de ceux-ci, ils restent néanmoins loin de l’intelligence d’un simple chat. Aujourd’hui, les IA excellent dans les tâches répétitives et peuvent également rendre service dans le cadre de tâches très complexes avec des sources de données très larges.
Je pense que je ne vais surprendre personne en disant que la douane n’est pas vraiment dans le domaine des tâches simples.
Gérer sa douane, c'est s’assurer que son produit passe les frontières sans aucun problème. Ce n’est pas une mince affaire, lorsqu’on pense à la diversité et la quasi-infinité de produits existants. De l’autre côté, il y a plus de 100 000 règles douanières à appliquer. Dans ce domaine, on nage réellement dans un océan de possibilités et de données. C’est de là qu’est venu l’idée d’utiliser l’IA. L’IA a la possibilité, contrairement au cerveau humain, d’analyser des centaines de milliers de données en quelques secondes. L’IA seule n’est cependant pas une solution, car si elle est rapide, elle est incapable de remplacer l’humain et sert surtout d’aide au déclarant en douane lui permettant d’être plus efficace au quotidien.
D’autres entreprises explorent également ce domaine. Je peux citer, par exemple, « semantics3 » aux États-Unis et « AiDock » en Israël.
In fine, comme un être humain, l’orientation d’une IA est liée à ce qu’elle a appris. Avec un bon apprentissage, une IA sera, en effet, incorruptible, mais également impartiale et sans pitié, car n’ayant pas la capacité de prendre de la hauteur.
Altaprisma : En naviguant sur votre site internet (https://customsbridge.fr), on remarque sans difficulté que l’un de vos domaines d’activité porte sur l’aide apportée par l’IA en matière de classement tarifaire de marchandises. Pourriez-vous nous en dire davantage sur ce dispositif ? Comment l’IA pourrait nous aider à choisir le bon classement tarifaire ? Qu’en est-il de la fiabilité de ces classements ?
Mr. Loïc POISOT : C’est, en effet, le centre de notre expertise. Lorsque nous sommes arrivés dans le domaine, nous avons été abasourdis par le montant des amendes collectées par les douanes. Par exemple, en septembre 2022 en Thaïlande, un constructeur automobile nippon bien connu a écopé d’une amende de 272 millions de dollars due à de mauvais classements. Nous avons donc étudié tous les moyens permettant de réduire ces amendes.
La question à se poser est : pourquoi ?; quelle est la raison derrière ces amendes ? En général, c’est une mauvaise compréhension des règles douanières. Il faut dire que lorsqu’on importe ou exporte un produit, il faut le classer dans une nomenclature comportant plus de 25 000 entrées.
Nous avons donc défini deux leviers qui influent sur un bon classement, qui est le corollaire à l’application des bonnes réglementations :
– la connaissance du produit ;
– l’accès et la maîtrise des données servant au classement.
Les deux sont vraiment importants et l'on peut d’ailleurs parfois voir des RTC (renseignements tarifaires contraignants), dont le classement peut être surprenant. Ce classement est effectué par les autorités douanières des pays de l’UE. On peut ainsi dire que sur le levier de l’accès et de la maîtrise des données, ils sont dans leur élément. Or, les autorités en question ont souvent à classer des produits qu’ils n’ont jamais vus, d’où la difficulté.
Les importateurs, de l’autre côté, maîtrisent très bien leurs produits, mais comprendre et appliquer la réglementation est une autre histoire. Il faut dire qu’il existe une multitude de sources via différentes institutions et parfois en différentes langues : la nomenclature, les notes du SH (système harmonisé), les notes explicatives européennes, les notes de la nomenclature combinée, les décisions de classement de l’OMD, celles de l’UE, les décisions de justice, les RTC, etc.
Notre IA se fonde sur un jeu de données dont la qualité et l’exhaustivité sont contrôlées chaque nuit. Elle comprend la description de l’utilisateur et, grâce à une interface intuitive, lui remonte des suggestions et met en valeur les éléments permettant de prendre la décision. Dans le classement douanier, tout n’est pas « blanc » ou « noir », l’important est de savoir expliquer et argumenter son choix de classement. L’IA vous aide à réduire le risque en vous proposant en quelques secondes plusieurs options que vous pouvez comparer et qui vous conduiront à vous poser les bonnes questions. La fiabilité est difficile à estimer, car il est compliqué d’établir un classement permettant de tester le système. Cependant, les retours de nos utilisateurs sont très positifs et nous en sommes qu’aux prémices de notre solution, qui est bien évidemment vouée à évoluer.
Altaprisma : Sur le plan juridique, qui serait responsable auprès des douanes si éventuellement l’IA venait à se tromper sur le classement tarifaire des marchandises ?
Mr. Loïc POISOT : Très bonne question et nous mettons toujours un point d’honneur à dire à nos clients « Ne croyez pas tout ce que vous dit la machine ». Même si cette phrase semble tout juste sortie du film « Terminator », elle est conforme à la réalité. À partir du moment où l'on fait confiance aveuglément à une machine, surtout pour des processus aussi complexes, on s’expose à des risques. Notre IA n’a pas été conçue pour remplacer les déclarants et experts en douane, mais pour qu’ils passent moins de temps à chercher, plus de temps à réfléchir et comparer pour un classement plus rapide et de meilleure qualité. Nous souhaitons voir augmenter le nombre de personnes pouvant comprendre le monde douanier. Par exemple, les acheteurs. À vrai dire, nous nous voyons un peu comme le « Google traduction » ou « duolingo » de la douane.
Altaprisma : Dans un avenir proche, quels seraient selon vous les autres domaines portant sur la douane et/ou le commerce international concernés par l’arrivée de l’IA ?
Mr. Loïc POISOT : Je pense que toutes les tâches manuelles et bien définies vont être concernées par l’arrivée de l’IA. On le voit avec les terminaux autonomes ; ce sera bientôt probablement le cas des navires. Au niveau de la douane, le processus de remplissage des déclarations en douane peut aussi être simplifié : d'ailleurs, de très bonnes sociétés travaillent actuellement sur le sujet, notamment Nabu et Recital, qui cherchent à extraire automatiquement les données des documents générés par tous les acteurs du commerce international. Attention cependant à conserver dans ce processus les étapes de validation de la donnée, afin que ces processus automatiques n’envoient pas des données erronées à l’administration. Comme on le dit souvent concernant les processus : « shit in, shit out ».
C’est d’ailleurs bien là le vrai rôle du déclarant en douane : ne pas être un agent de saisie des données, mais un professionnel averti, à même de détecter les erreurs et incohérences dans les documents. Heureusement, nous travaillons déjà avec certains des acteurs que j’ai nommé ci-dessus pour garantir la qualité des données dans ces automatisations et préserver la place de l’humain là où elle doit être : pour faire briller son intelligence et non pour faire de la saisie de données.
Dans un domaine plus large, notamment dans la sélection des stratégies d’approvisionnement et de gestion de stocks, des entreprises changent la donne grâce à l’IA, notamment Vekia.
Le mot de la fin
Mr. Loïc POISOT : Je souhaiterais appuyer le fait que dans le domaine douanier, l’IA n’est pas prête à remplacer les experts, et cela sera encore le cas pendant de nombreuses années. Néanmoins, elle apporte un vrai plus et va, à ce titre, d’une façon ou d’une autre, faire irruption dans ce domaine. Il est donc primordial de bien s’approprier ces nouvelles technologies et de faire évoluer le métier de déclarant en douane, comme cela est le cas avec chaque métier qui rencontre une innovation technologique.
Je souhaiterais également remercier toutes les personnes qui ont eu l’audace de nous accompagner, de nous conseiller, de nous suivre et de nous faire confiance. Je pense notamment à Mr Jean SLIWA, ancien Cadre supérieur des douanes françaises, qui nous éclaire de sa connaissance depuis déjà quelques années.
Merci pour votre lecture, et n’hésitez pas à me contacter sur Linkedin pour de plus amples informations.
Altaprisma : Nous vous remercions pour vos éclairages.
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