Entretien avec Mokrane HENNOUN, Dr en sciences politiques, spécialiste des aspects douaniers de la propriété intellectuelle
Propos recueillis par Ghenadie RADU, Dr en droit, Altaprisma
Paris, le 22 février 2019
(texte mis à jour le 20 janvier 2023)
Altaprisma : Merci d’avoir accepté de nous accorder cet entretien. Pourriez-vous vous présenter brièvement, s’il vous plaît ?
Dr M. Hennoun : Je suis diplômé de l’École Nationale d’Administration d’Alger, de l’Institut Maghrébin d’Economie Douanière et Fiscale et de l’École Nationale des Douanes françaises. Je suis titulaire d’un doctorat en sciences politiques et relations internationales de l’École Nationale Supérieure des Sciences Politiques d’Alger, dont le thème de la thèse est relatif à la protection des droits de propriété intellectuelle et son incidence sur le développement. J’étais chargé du dossier «contrefaçon » au niveau de la Direction Générale des Douanes algériennes pendant une quinzaine d’années avant de rejoindre la Cellule du Traitement du Renseignement Financier « CTRF » (l’équivalent de TRACFIN) en tant que membre de son conseil.
Altaprisma : Vous avez publié un ouvrage sur « La contrefaçon de marque : traitement douanier et judiciaire », paru chez les Editions Itcis (Algérie, 2018, 160 p.). Pourriez-vous nous dire pourquoi il est si important de s’intéresser à un tel sujet ? Comment se définit une contrefaçon de marque ?
Dr M. Hennoun : Comme vous le savez, la contrefaçon a pris ces dernières années des proportions alarmantes tant au niveau macroéconomique que microéconomique. Elle se fait ressentir de plus en plus à tous les niveaux des économies nationales, en commençant par les États et les entreprises économiques et en arrivant aux simples individus consommateurs. Les dégâts causés par la contrefaçon sur ces derniers peuvent être de simples tromperies sur la qualité intrinsèque des produits, comme ils peuvent affecter l’intégrité physique des individus en les menaçant dans leur santé et leur sécurité. C’est la raison pour laquelle il y a urgence dans la prise en charge de ce phénomène, notamment pour les pays en développement, car pour ces derniers la contrefaçon est un problème de sécurité publique avant d’être un problème d’ordre purement privé.
Concernant la définition de la contrefaçon, on est devant une contrefaçon de marque lorsqu’on utilise une marque de fabrique ou de commerce appartenant à autrui sans autorisation préalable de celui-ci. Dans ce cas, l’utilisation frauduleuse de la marque authentique peut prendre plusieurs formes, notamment la reproduction servile ou quasi-servile, l’imitation frauduleuse ou l’apposition frauduleuse. Par reproduction servile, on entend l’apposition de la marque par ses éléments verbaux et/ou figuratifs (logos, combinaison de couleurs, etc.) de façon identique sans aucun changement. La contrefaçon par reproduction servile est la forme de contrefaçon la plus difficile à détecter et la plus préjudiciable à l’entreprise. Elle nécessite, de ce fait, l’expertise du détenteur de la marque victime de contrefaçon.
La contrefaçon par reproduction quasi-servile est plutôt une forme assez banale de reproduction qui consiste à apposer une version écorchée de la marque authentique, dans le but de créer une confusion dans l’esprit du consommateur. Elle se manifeste dans la pratique par le rajout, la suppression ou la substitution d’une ou de plusieurs lettres de la marque verbale authentique, et en l’associant aux autres éléments accompagnant la marque tels que le logo, les couleurs, les formes de caractères, etc. (Ex : utilisation de la marque verbale ABIBAS à la place de la marque ADIDAS® associée au logo des trois bandes de la marque authentique). Cette forme de contrefaçon est la plus facile à détecter. Le caractère contrefaisant de cette forme de reproduction peut être facilement prouvé devant la justice en cas de litige.
La contrefaçon par imitation frauduleuse peut être définie comme étant l’apposition d’une marque verbale qui ne ressemble pas du tout à la marque authentique, mais du fait qu’elle est associée à d’autres éléments importants de la marque (logos, couleurs, forme d’emballage, etc.) ou bien qu’elle traduit l’esprit même de la marque authentique, risque de créer une confusion dans l’esprit d’un consommateur qui est doté d’une attention moyenne et qui n’a pas en même temps les deux marques (authentique et imitée) sous les yeux. L’imitation frauduleuse peut prendre, elle aussi, plusieurs formes, telles que l’imitation figurative (une marque figurative représentant la Tour Eiffel versus la marque verbale TOUR EIFFEL®) et l’imitation par association d’idées (La vache qui rit® versus La vache joyeuse).
La dernière forme de contrefaçon est celle réalisée par apposition frauduleuse d’une marque authentique sur des produits qui, eux, sont contrefaisants. On est généralement devant cette forme de contrefaçon lorsqu’on remplit dans des flacons vides portant la marque authentique d’un shampoing par exemple, un shampoing de qualité très inférieure à celle du produit original. Cette infraction est généralement assimilée au délit de remplissage.
En tout état de cause, le dénominateur commun à toutes ces formes de contrefaçon est l’objectif recherché par les contrefacteurs qui est de duper le consommateur en le laissant croire que le produit mis en vente est bel et bien un produit authentique.
Altaprisma : Quels sont les produits les plus touchés par le phénomène de contrefaçon de marque ?
Dr M. Hennoun : Dans l’état actuel des choses, aucun produit manufacturé ne semble être épargné par la contrefaçon, et notamment par la contrefaçon des marques. Plusieurs facteurs ont donc contribué à la généralisation de la contrefaçon à travers le monde, parmi lesquels on peut citer l’importance grandissante des signes distinctifs et notamment des marques dans le commerce international, la faiblesse des coûts de production et d’investissement en général, l’importance des profits générés par le commerce de la contrefaçon, et l’affaiblissement des barrières commerciales entre les pays par l’effet de la mondialisation. Ainsi, ces produits contrefaisants, qui peuvent aller des produits de luxe jusqu’aux produits de consommation usuels de tous les jours, ne se trouvent pas uniquement dans les marchés des pays en développement, mais peuvent se trouver aussi dans tous les pays développés sans exception. Cependant, les produits de contrefaçon déversés dans les pays en développement sont de très mauvaise qualité, à tel point qu’ils risquent de porter atteinte à la santé et à la sécurité des consommateurs. Le phénomène de contrefaçon de marque dans ces pays en développement est généralement aggravé par l’incapacité de ces pays à contrôler la qualité des produits importés et le respect des normes, lorsque celles-ci existent.
Altaprisma : Les pays disposent-ils d’un cadre juridique international pour lutter contre ce phénomène ?
Dr M. Hennoun : Sur le plan international, le seul instrument juridique qui fait l’unanimité parmi les différents pays et qui traite de façon pratique la question de la contrefaçon des droits de propriété intellectuelle est l’Accord de l’OMC sur les ADPIC de 1995 (Accord sur les aspects de propriété intellectuelle liés au commerce). L’objectif principal de l’ADPIC étant de fournir une protection adéquate et efficace des droits de propriété intellectuelle, afin de réduire les obstacles du commerce international et de promouvoir la compétitivité mondiale.
Toutefois, l’Accord sur les ADPIC impose trois grandes obligations aux pays membres : ils doivent prévoir un minimum de protection aux droits de propriété intellectuelle dans leur législation nationale, en adéquation avec le cadre juridique conventionnel international, notamment la Convention de Paris de 1883 et la Convention de Berne de 1886 ; ils doivent adopter des mécanismes efficaces de mise en application de ces droits, notamment des mécanismes aux frontières pour lutter contre la contrefaçon transfrontalière ; et enfin, ils doivent se soumettre au nouveau système de règlement de différends en cas de litiges sur la propriété intellectuelle et la contrefaçon.
Néanmoins, un autre accord international multilatéral qui traite expressément de la lutte contre la contrefaçon a été négocié en 2007 et entré en vigueur en 2011. Il s’agit de l’ACTA (Anti-Counterfeiting Trade Agreement), l’Accord Commercial Anti-Contrefaçon. L’objectif principal de cet accord est le renforcement de la protection des droits de propriété intellectuelle au-delà des normes de l’Accord sur les ADPIC, et l’amélioration du partage d’information entre les pays signataires pour une meilleure application des droits de propriété intellectuelle sur le plan international. L’ACTA contient un nombre important de dispositions qui peuvent avoir des implications importantes sur la pratique du respect des droits de propriété intellectuelle, notamment pour les pays en développement.
Ainsi, les pays souhaitant faire partie de cet accord doivent procéder à de vastes révisions de leur législation relative à la propriété intellectuelle, adopter des mesures de protection plus sévères aux frontières et coopérer dans ce sens avec les autres pays membres de l’accord. C’est la raison pour laquelle ledit accord n’a pas fait l’unanimité parmi les différents pays développés et en développement. En effet, il a été signé jusqu’à présent par une dizaine de pays seulement, mais n’a pas reçu l’aval de la plupart des parlements de ces pays à l’instar de l’Union européenne dont la ratification a été refusée en 2012 par le Parlement européen.
Altaprisma : Sur le terrain, comment les pays s’organisent-ils pour lutter contre la contrefaçon de marque ? Quel rôle jouent les Douanes et les propriétaires de marques dans ce dispositif ?
Dr M. Hennoun : Il existe différents systèmes nationaux de protection pour faire face à la contrefaçon des marques à travers le monde, mais la plupart d’entre eux s’inspirent des dispositions de l’Accord sur les ADPIC en la matière, notamment en ce qui concerne les mesures correctives civiles (procédures judiciaires civiles en réparation du préjudice subi, injonction de cesser de porter atteinte à une marque, etc.), les mesures administratives (procédure de saisie-contrefaçon pour la préservation de la preuve), et les mesures pénales (peines d’emprisonnement et/ou d’amendes suffisamment dissuasives).
Cependant, en ce qui concerne les mesures à la frontière, les services des douanes jouent un rôle prépondérant dans la lutte contre l’importation et l’exportation des produits de contrefaçon. Dans ce domaine, il existe actuellement deux mécanismes de lutte contre la contrefaçon : la retenue douanière et la saisie douanière.
Concernant les pays qui retiennent le mécanisme de retenue, les services des douanes disposent de deux modes d’intervention : l’intervention sur requête et l’intervention d’office (ou ex-officio). Ces deux modes d’intervention sont uniquement destinés à préserver la preuve de la contrefaçon afin de permettre au propriétaire de la marque de se pourvoir en justice dans les délais réglementaires impartis. Dans ces deux cas de figure, le rôle que doit jouer le propriétaire de la marque est donc primordial. Il doit tout d’abord informer préalablement la douane des moyens de détection des produits contrefaisant sa marque pour permettre son intervention. Il doit apporter ensuite la preuve que les produits retenus par la douane constituent bel et bien une contrefaçon de sa marque. Il doit enfin intenter l’action judiciaire pénale et/ou civile pour contrefaçon de marque dans les délais réglementaires prévus, à l’expiration desquels la retenue douanière doit être levée de plein droit.
Il existe aussi des pays qui considèrent la contrefaçon comme étant une infraction douanière proprement dite, à l’instar de la France. Dans ce cas, sans entrer dans le détail, l’intervention de la douane suppose le concours du titulaire de droits de propriété intellectuelle (on parle de « demande d’intervention ») et se solde, quand la Douane découvre des articles présumés contrefaisants, placés provisoirement sous « retenue douanière », par leur saisie si le titulaire de droits de propriété intellectuelle, interrogé par la Douane, confirme la contrefaçon. La procédure nationale française et communautaire prévoit pourtant que le titulaire de droit doit agir en justice (au civil ou au pénal) dans les 10 jours de la retenue pour qu’un juge se prononce sur la réalité de la contrefaçon, à peine de quoi la retenue provisoire des marchandises « tombe de plein droit ». Toutefois, même sans action en justice, la Douane ne libère jamais les marchandises mais transforme la retenue en saisie si titulaire de droits estime qu’il y a contrefaçon. La jurisprudence consacre cette possibilité à raison de « l’autonomie » de l’action des douanes, fondée à saisir n’importe quelle marchandise prohibée, dont les contrefaçons.
Le mot de la fin
Dr M. Hennoun : Enfin, je voudrais insister sur le fait que la contrefaçon en général et la contrefaçon des marques en particulier a pris des proportions alarmantes ces dernières années. Elle touche ainsi l’ensemble des pays, sans exception. Cependant, ses répercussions sur les consommateurs peuvent s’avérer dangereuses, surtout lorsqu’il s’agit de produits alimentaires, pharmaceutiques, ou des produits cosmétiques et d’hygiène corporelle. La sécurité des individus en est aussi menacée à cause de la prolifération des pièces de rechange automobiles ou des jouets pour enfants non seulement contrefaisants, mais aussi et surtout dépourvus de normes de sécurité adéquates. La lutte efficace contre l’existence de ce type de produits sur les marchés n’est pas uniquement nécessaire, elle est primordiale. Elle nécessite, de ce fait, une coopération permanente avec les propriétaires de marques, qui doivent assurer des missions d’ordre public à côté de la préservation de leurs intérêts privés, du fait de l’importance des diligences qui leurs ont été attribuées par la loi, et qui consistent à apporter la preuve irréfutable de la contrefaçon.
Altaprisma : Nous vous remercions pour vos éclairages.
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(Dernière mise à jour de cette page : le 23 mars 2023).