L’extraterritorialité du droit américain et le commerce international

 

Entretien avec Maître Arnaud FENDLER (DS Avocats)

 

Propos recueillis par Monsieur Ghenadie RADU, Dr en droit, Altaprisma

Paris, le 21 février 2024

 

 

Altaprisma : Merci d’avoir trouvé le temps de nous accorder cet entretien. Pourriez-vous vous présenter brièvement, s’il vous plaît ?  

 

Me Arnaud FENDLER : Avocat spécialisé en droit douanier et droit du commerce international, je pratique au sein de l’équipe Trade & Customs de DS Avocats, cabinet continental européen d’origine française et présent à l’international depuis plus de 30 ans, notamment en Asie. Notre équipe, basée à Paris et Bruxelles, a développé une expertise solide et réputée en matière de règlementations douanières, d’accès au marché, de contrôle des exportations de biens et technologies à double usage et autres matériels sensibles, de sanctions économiques et de défense commerciale. Au regard de leur exposition à la juridiction des Etats-Unis, ces matières nous ont amené à travailler sur les sujets d’extraterritorialité, afin d’essayer de la maitriser du mieux possible.

 

Altaprisma : De quoi s’agit-il exactement lorsqu’on parle de l’extraterritorialité du droit américain (Etats-Unis) ? Pourriez-vous nous rappeler les grandes lignes de ce concept ?  

 

Me Arnaud FENDLER : L’extraterritorialité renvoie à des normes juridiques dont le champ d’application excède la compétence territoriale de l’État qui en est l’auteur. Ce concept doit s’analyser de pair avec celui de lawfare, qui se rapporte à l’usage coercitif de normes juridiques à des fins stratégiques.

 

Le droit américain est articulé autour du principe suivant : dès lors qu’il y a US nexus (c'est-à-dire un lien de rattachement suffisamment étroit), il y a juridiction des Etats-Unis. Or, ce US nexus est aisément reconnu, puisque de nombreux paramètres suffisent à légitimer la juridiction américaine sur une situation donnée (par exemple, l’utilisation du dollar américain (USD), la présence d’une personne US ou d’un produit d’origine US). Par ce biais, la juridiction américaine peut s’étendre à de nombreuses opérations ou situations hors du territoire géographique américain.

 

La plupart des régimes américains identifiés comme ayant de nombreuses composantes extraterritoriales sont des régimes utilisés à des fins stratégiques. C’est le cas des régimes de contrôle des exportations des matériels sensibles, que ce soient les biens et technologies à double usage (règlementation EAR) ou militaires (règlementation ITAR). C’est aussi le cas des régimes de sanctions économiques et financières, du Cloud Act, ou encore de la législation américaine réprimant la corruption d’agents publics à l’étranger. En effet, le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), réprime la corruption des agents publics à l’international et s’applique à toutes les sociétés cotées en bourse aux Etats-Unis, y compris celles non-américaines.

 

Dans certains cas, la juridiction américaine va s’imposer aux opérations n’ayant aucun US nexus. C’est le cas de certaines mesures de sanctions économiques visant la Russie, l’Iran ou encore la Corée du Nord, qui sont uniquement destinés aux opérateurs non établis aux Etats-Unis. Ces mesures, nommées « sanctions secondaires », sont parmi les plus complexes de toutes celles régissant le commerce international aujourd’hui.

 

Il est cependant important de préciser que la notion d’extraterritorialité ne concerne pas uniquement les Etats-Unis : l’Union européenne a, par exemple, donné une portée extraterritoriale à son Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD). La Chine, tendance plus récente, a adopté des mesures extraterritoriales, comme sa règlementation portant sur le contrôle des exportations de matériels stratégiques. C’est donc une tendance croissante.

 

Altaprisma : En matière d’extraterritorialité du droit américain, quelles seraient les conséquences pour les entreprises européennes ? Auriez-vous des exemples à nous donner ? 

 

Me Arnaud FENDLER : De manière très schématique, on peut classer les conséquences de l’extraterritorialité du droit américain sur les entreprises européennes en trois branches :

  • Tout d’abord, les entreprises européennes doivent s’adapter à un droit étranger en plus de leur droit national. Cela rajoute de la complexité et nous interroge sur l’équité des règles applicables entre acteurs internationaux. Par exemple, les règles de publicité, confidentialité, protection, encadrement des contenus et données personnelles mis en ligne sur Internet, favorisent les entreprises dominantes du secteur, les GAFAM, qui sont toutes des entreprises américaines.
  • Ensuite, il est arrivé que certaines entreprises européennes, l’exemple le plus emblématique étant celui de BNP Paribas, se soient retrouvées à payer des pénalités financières colossales, pour avoir réalisé, via des filiales non américaines, des opérations prohibées par les régimes de sanctions économiques américains.
  • Enfin, en pratique, le respect de ces règlementations étrangères peut entrainer la fuite de certaines données vers les Etats-Unis, ou la surveillance par les autorités américaines d’un projet industriel étranger, ce que de nombreux acteurs redoutent.

 

Altaprisma : Selon vous, quel serait l’impact de l’extraterritorialité du droit américain sur les échanges commerciaux internationaux ? Quels seraient les points de vigilance pour toute entreprise européenne œuvrant à l’international ?  

 

Me Arnaud FENDLER : Pour répondre à cette question, il convient de préciser les principaux domaines dans lesquels le droit américain peut s’appliquer au-delà des frontières.

 

Comme rappelé ci-dessus, les régimes de sanctions économiques américains, notamment lorsqu’ils comprennent des sanctions secondaires, sont particulièrement piégeux, et constituent un risque réel pour les opérateurs.

 

Ensuite, le White Collar Crime, qui correspond notamment à la lutte contre le blanchiment d’argent, à la lutte contre la corruption, mais aussi au respect des sanctions financières (gels des avoirs, etc.), est un secteur très surveillé. Par exemple, le Bank Secrecy Act (BSA) impose aux institutions financières une obligation de due diligence sur leurs correspondants étrangers. Les banques américaines deviennent ainsi responsables des pratiques à l’étranger de banques étrangères correspondantes.

 

Les opérateurs doivent aussi garder une vigilance accrue sur les règlementations de contrôle de matériels sensibles. Ces dernières sont édictées aux fins de sécurité nationale et au regard des intérêts géostratégiques américains, et sont donc très suivies. Les régimes les plus importants sont EAR (Export Administration Regulations) et ITAR (International Traffic in Arms Regulation). Au sein de EAR, certaines dispositions, les Foreign Direct Product Rules, soumettent au contrôle américain des articles fabriqués ou conçus sur tout territoire étranger directement à partir de technologies américaines double usage (civil et militaire). Cela concerne des technologies très sensibles (technologies militaires déclassées, moyens de cryptologie, certains semi-conducteurs). L’EAR prévoit également l’obligation de soumettre à l’autorisation préalable du département du commerce américain tout échange de produit fabriqué, dont 25% de la valeur commerciale est issue de composants double usage d’origine US (règle de minimis). Ce seuil s’abaisse à 10% lorsque la réexportation est destinée à certains territoires (non-amis du point de vue des Etats-Unis, comme Iran, Corée du Nord, etc.).

 

Toutes les règlementations rappelées ci-dessus peuvent impacter la prise de décision par une entreprise européenne sur un projet international n’ayant aucun lien avec les Etats-Unis. Leur impact est donc énorme sur les opérations de commerce international d’un groupe ayant des intérêts directs ou indirects aux Etats-Unis.

 

Altaprisma : Quelles seraient les solutions qui permettraient de limiter l’impact de l’extraterritorialité du droit américain sur l’activité des entreprises européennes ?

 

Me Arnaud FENDLER : La réponse se situe à plusieurs niveaux. Tout d’abord étatique, voir au sein d’une organisation supra-étatique régionale, comme l’UE, par exemple. La puissance publique doit protéger ses ressortissants et entreprises contre les effets néfastes d’une règlementation étrangère. Une prise de conscience a eu lieu en France depuis plusieurs années, avec des travaux parlementaires, et les autorités veillent, notamment via le mécanisme instauré par la loi de blocage, à contrer des demandes trop intrusives de puissances étrangères en mettant en place un bouclier étatique.

 

Néanmoins, il faudrait aussi travailler à des réponses d’un autre type, notamment commerciales, pour limiter la dépendance par rapport aux Etats-Unis dans certains secteurs (et donc indirectement l’exposition à leurs règles). Par exemple, dans le cloud informatique, l’une des solutions pour limiter l’impact de l’extraterritorialité du droit américain sur l’activité des entreprises européennes est d’augmenter les investissements et la formation aux différents métiers du cloud, afin d’assurer une offre européenne satisfaisante qualitativement et quantitativement sur le marché européen. En effet, grâce au Cloud Act, l’administration américaine se réserve la possibilité d’accéder à une grande partie des données des européens, grâce à la domination des entreprises délivrant un service de stockage, qui sont principalement des entreprises américaines.       

 

Le mot de la fin

 

Me Arnaud FENDLER : Sujet diffus et complexe, l’extraterritorialité du droit US reste aujourd’hui difficile à contrer. On ne peut que conseiller aux opérateurs d’anticiper les difficultés associées à cette extraterritorialité en amont d’un projet. Lorsqu’elle est découverte en phase d’exécution, il est souvent trop tard. Nous ne pouvons que conseiller aux entreprises de rester attentives via des veilles, de se sensibiliser, d’inclure ce paramètre dans le processus de prise de décision stratégique, et de s’informer sur les accompagnements proposés par les pouvoirs publics en la matière.

 

Altaprisma : Nous vous remercions pour vos éclairages.    

 

 

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