Entretien avec Monsieur le Professeur Pierre MOUSSERON, Fondateur et Président de l’Institut des usages de la Faculté de Droit de Montpellier
Propos recueillis par Monsieur Ghenadie RADU, Dr. en droit, Directeur d’Altaprisma (formations douane, transport et logistique à l'international).
Paris, le 10 avril 2019
Altaprisma : Merci d’avoir accepté de nous accorder cet entretien. Pourriez-vous vous présenter brièvement, s’il vous plaît ?
Pr. Pierre Mousseron : Après avoir exercé 7 ans comme avocat à Paris, je suis revenu en 1997 à l’Université. J’y exerce maintenant comme Professeur à la Faculté de Droit de Montpellier, où je dirige depuis 2000 le Master Droit du Commerce International et depuis 2015 l’Institut des usages de cette Faculté. J’ai également une activité accessoire de consultant et d’arbitre.
Altaprisma : Comment pourrait-on définir les usages ? Quelle est la nature juridique des usages relevant du commerce international ? S’agit-il de simples suggestions, de règles non écrites, ou bien d’autre chose ?
Pr. Pierre Mousseron : Les usages peuvent se définir comme des comportements répétés et généralisées au sein d’une communauté et qui bénéficient à ce titre d’une certaine force juridique.
Dans un premier temps, il s’agit de comportements et donc d’éléments de fait ; mais leur généralisation les transforme en règle dotée d’une certaine force contraignante, ce qui permet de les ranger dans le champ du Droit. Cette nature mixte a des incidences sur le régime judiciaire de leur preuve; ainsi, alors que la preuve du comportement sous-jacent à l’usage incombe à celui qui se prévaut de l’usage, l’intensité de la force de l’usage relève de l’office du juge.
La force de l‘usage est variable en fonction de son caractère plus ou moins bien établi. Il peut n’être qu’un élément d’appréciation dans le caractère fautif, normal ou raisonnable d’un comportement. Il peut avoir un effet beaucoup plus fort en permettant de contrarier une règle légale ; ainsi, en vertu d’un usage bien établi, les commerçants qui s’engagent ensemble sont tenus solidairement contrairement à ce qu’énonce l’article 1310 du Code civil.
La plupart des usages ne sont pas écrits. Cependant, ils peuvent l’être dans des codes d’usages.
Altaprisma : A partir de quel moment on pourrait considérer une pratique commerciale internationale répétitive comme faisant partie des usages du commerce international ?
Pr. Pierre Mousseron : La reconnaissance d’un usage par une juridiction permet de faciliter sa preuve comme usage. En la matière, les juristes peuvent consulter https://bibliotheque-des-usages.cde-montpellier.com/ ; c’est un site référencé par Légifrance qui référence la quasi-totalité de références jurisprudentielles aux usages et des codes d’usages.
Par ailleurs, des usages peuvent exister sans cette reconnaissance judiciaire ; il en est ainsi des usages qui peuvent exister entre deux partenaires commerciaux. En matière internationale, les usages se sont vus conférer une force particulière qui leur permet de primer sur les règles nationales applicables en matière d’arbitrage (International Trade Usages, What’s So Special About Them, in Customary Law Today, Springer 2018, p. 307).
Altaprisma : En parlant des usages, la plupart des personnes impliquées dans les échanges commerciaux internationaux évoquent les Incoterms et les usages en matière de crédit documentaire. Dans quels autres domaines du commerce international pourrait-on trouver des usages ? Auriez-vous des exemples à nous donner ?
Pr. Pierre Mousseron : On pense effectivement aux Incoterms et au crédit documentaire, car la Chambre de Commerce Internationale (CCI) a codifié les usages en ces matières. La CCI a aussi codifié en décembre 2018 les usages en matière de publicité avec le Code ICC sur la publicité et les communications commerciales.
Mais les usages dépassent très largement ces situations codifiées. Des usages non-codifiés sont ainsi souvent invoqués pour identifier les tribunaux compétents en application du Règlement européen Bruxelles I de 2001.
Plus largement encore, les usages peuvent s’appliquer indépendamment de tout renvoi par la loi. Ainsi, en matière bancaire, l’existence de contrats-type mis au point par des associations professionnelles aboutit à faire des clauses présentes dans ces contrats-type, des clauses usuelles applicables à tous les contrats bancaires du même type que ceux concernés par ces contrats-type, y compris ceux qui ne les ont pas adoptés expressément.
Altaprisma : Quel message aimeriez-vous transmettre aux entreprises du commerce international concernant le recours aux usages ?
Pr. Pierre Mousseron : Les juristes d’entreprise devraient prendre plus conscience de la richesse normative que constituent les usages. Ces usages peuvent exister au sein de l’entreprise (primes, congés de toutes sortes,…), dans les relations de l’entreprise avec ses fournisseurs (tolérances dans les délais de livraisons, dans les préavis,…), dans les relations de l’entreprise avec ses clients (modes usuels de paiement, de communication,….) ou même avec l’administration (ainsi, en matière de contrôle des prix de transfert au sein des groupes, l’administration recours à des « comparables » qui peuvent s’analyser comme des prix usuels). Ces juristes de terrain connaissent généralement mieux que les avocats ces règles propres à des relations commerciales ou à des secteurs professionnels ; pour des raisons qui tiennent parfois au prestige de la règle légale, ils hésitent pourtant à les invoquer, alors même qu’elles peuvent constituer des arguments juridiques très forts.
Le mot de la fin
Pr. Pierre Mousseron : Les usages forment un Droit hors la loi, bien plus large que celui du Droit écrit.
Altaprisma : Nous vous remercions pour vos éclairages.
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Bazolo Ruth Déborah (jeudi, 20 mai 2021 14:15)
Bonjour. Je tiens d'abord à vous remercier pour cet apport. Cependant je voudrais savoir s'il y a une réelle différence entre les usages du commerce international et les usages du commerce.
Merci